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Jules Supervielle
Bestiaire malfaisant

Quand le cerveau gît dans sa grotte
Où chauve-sourient les pensées
Et que les désirs pris en faute
Fourmillent, noirs de déplaisir,
Quand les chats vous hantent, vous hantent
Jusqu'à devenir chats-huants,
Que nos plus petits éléphants
Grandissent pour notre épouvante,
Ô bestiaire malfaisant
Et qui s’accroît chemin faisant
Bestiaire fait de bonnes bêtes
Qui nous paraissent familières
Et qui tout d'un coup vous secrètent
Un univers si violent
Que, le temps de le reconnaître,
Nous n'en sommes déjà plus maîtres.

Il nous fige et va galopant
Autour de nous dans tous les sens
Ainsi qu'une aveugle tempête
Qui ne se trouve qu'en courant.


Jules Supervielle, Le corps tragique.

Un commentaire de ce poème, par Daniel Lefèvre, dans le fichier ci-dessous :
Jules Supervielle
Le matin du monde

Alentour naissaient mille bruits
Mais si pleins encor de silence
Que l’oreille croyait ouïr
Le chant de sa propre innocence.

Tout vivait en se regardant,
Miroir était le voisinage,
Où chaque chose allait rêvant
A l’éclosion de son âge.

Les palmiers trouvant une forme
Où balancer leur plaisir pur
Appelaient de loin les oiseaux
Pour leur montrer leurs dentelures.

Un cheval blanc découvrait l’homme
Qui s’avançait à petit bruit,
Avec la Terre autour de lui
Tournant pour son cœur astrologue.

Le cheval bougeait les naseaux
Puis hennissait comme en plein ciel,
Et tout entouré d’irréel
S’abandonnait à son galop.

Dans la rue, des enfants, des femmes,
A de beaux nuages pareils
S’assemblaient pour chercher leurs âmes
Et passaient de l’ombre au soleil.

Mille coqs traçaient de leurs chants
Les frontières de la campagne
Mais les vagues de l’océan
Hésitaient entre vingt rivages.

L’heure était si riche en rumeurs,
En nageuses phosphorescentes
Que les étoiles oublièrent
Leurs reflets dans les eaux parlantes.


Jules Supervielle – Gravitations

Commentaire de ce poème, par Daniel Lefèvre, dans le fichier ci-dessous :
Jules Supervielle
Ma dernière métamorphose

J’étais de fort mauvaise humeur, je refusais de me raser et même de me laver. Le soleil et la lune me paraissaient complètement stupides. J’en voulais à mes meilleurs amis, tout autant qu’à Altaïr, à Bételgeuse et à toute la Voie Lactée. Je me voulais ingrat, injuste, cherchant noise à mon prochain, à mon lointain. Pour me prouver mon existence, j’aurais foncé, tête basse sur n’importe quoi.

Pour m’amadouer, on me faisait des offres de service. Je refusais avec indignation de devenir tatou ou même tapir. Je me voulais affreux, répugnant. J’avais absolument besoin d’une corne sur le nez, d’une bouche fendue jusqu’aux oreilles, d’une peau coriace genre crocodile, et pourtant je savais que je ne trouverais aucun apaisement du côté des sauriens. J’avais un besoin urgent de boucliers indurés aux jambes et sur un ventre de mammifère.

Soudain je me sentis comblé. J’étais devenu un rhinocéros et trottais dans la brousse engendrant autour de moi des cactus, des forêts humides, des étangs bourbeux où je me plongeais avec délices. J’avais quitté la France sans m’en apercevoir, et je traversais les steppes de l’Asie Méridionale d’un pas d’hoplite qui aurait eu quatre petites pattes. Moi si vulnérable d’habitude, je pouvais enfin affronter la lutte pour la vie avec de grandes chances de succès. Ma  métamorphose me paraissait tout à fait réussie jusqu’en ses profondeurs et tournait au chef-d’œuvre, lorsque j’entendis distinctement deux vers de Mallarmé dans ma tête dure et cornée.

Décidément, tout était à recommencer.


Jules Supervielle – Le Corps tragique, 1959.

Commentaire de ce poème par Daniel Lefèvre, dans le fichier ci-dessous :

 

Jules Supervielle
Tag(s) : #poète du 20e siècle
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